Premiers rayons à Suhbataar, en Mongolie. Le matin se lève et tous se pressent déjà autour du lit de la jeune mère, Tsvetana. Le père, Davaadorj, attendri, la regarde serrer entre ses bras son enfant. Son fils. Déjà on plaisante sur lui, la tante dit qu'il ressemble à sa mère, le cousin plutôt à son père et oh, merveille ! Il ouvre les yeux. De beaux yeux bleus dans lesquels se mêlent ombre et lumières, profonds, univers inconnu. Mendel. Ce sera son prénom. Sa mère, comblée, le prononce à l'oreille du chérubin, tout doucement, en chantonnant alors que un à un, les individus quittent la chambre dans laquelle elle se repose, ne voulant troubler la quiétude du moment, d'une mère qui berce son enfant.
1951
En trombe, Selivan entre dans ses appartements, sans prendre le temps d'enlever ses bottes et son manteau alourdis par la neige. Sa femme accouche ! Son premier enfant ! Une fille, un garçon ? Qu'importe, il a enfin un enfant ! Le voilà arrivé devant la porte de sa chambre... inspire, expire, pousse la porte. Sa femme a fini d'accoucher et contre son sein se tient un petit paquet emballé de tissu blanc. Anxieux, Selivan se rapproche de Ieva qui en le voyant sourit, lui tendant son précieux trésor. C'est une fille, susurre-t-elle à l'encontre de son mari. Émerveillé, l'homme saisit avec précaution le nouveau-né, et paf ! Sur le visage tout rouge de l'enfant tombe de la neige qui s'était accrochée sur le manteau de son père. Il rit alors qu'il lui essuie le visage et dans un demi-sourire, s'adresse à son épouse. Elle s'appellera Sniejana.
1952
Épuisée, Leokadia laisse sa tête retomber sur son oreiller alors que le médecin lui tend la chair de sa chair. C'est une fille, dit-il. Le quatrième enfant de Leokadia. Mais qu'importe, elle aime toujours autant donner la vie ! Voilà la nouvelle fleur posée contre le corps de sa mère qui la regarde, se demandant ce qu'elle allait bien pouvoir devenir plus tard. Quel serait son caractère ? Ressemblerait-elle à ses sœurs ? Puis la curiosité fit de suite place à l'abattement. Une bouche de plus à nourrir... Et son père qui désirait un fils ! Comme si elle sentait la douleur de sa mère, la doucette se mit à pleurer. Leokadia la prit alors contre elle, la serra fort, très fort. Cette petite pousse, elle l'appellera Leïevina.
1961
Il est temps de présenter Mendel aux parents de Tsvetana, le voilà qui a dix-sept ans ! Et sa mère désire ardemment voir sa mère qui, parait-il, se meurt lentement. Un voyage est donc organisé, voilà la famille Amilah qui quitte la Mongolie pour la Russie. Le voyage fut long mais l'arrivée enchanteresse. Mendel croisa le regard de la jeune Sniejana, sur les marches d'une église à Irkoutsk alors qu'elle avait perdue de vue ses parents. Il la ramena alors chez elle et la jeune enfant, séduite au plus profond d'elle même par le charismatique jeune homme, se promit de l'épouser quand elle en aurait l'âge. Mendel, séduit par la Russie demanda à ses parents de rester à Irkoutsk auprès de ses grand-parents, ce qui ne lui fut pas refusé. Les années passant, les liens entre Mendel et Sniejana se resserrèrent et il finit par lui aussi, tomber fou amoureux de la belle.
1964
Mendel grimpe les échelons sociaux à toute vitesse, avec comme carburant l'amour. Il a bien saisi que ce qui dérangeait Sniejana, c'était son statut de roturier... Il fit alors tout pour aller vers le haut, et le KGB ne tarda pas à s'intéresser à lui. Bon orateur et fervent défendeur du communisme, il rentra dans la neuvième direction dont le but est de protéger les hauts dignitaires du parti communiste russe et de l'état soviétique. Toutefois, son nom de famille élevait contre lui les doutes de ses compatriotes. Qui était-il ? N'était-il pas un espion ? Est-il vraiment russe ? Mendel n'eut alors qu'une solution, pour calmer les rumeurs qui couraient sur lui, et changea son nom de famille, abandonna le Amilah paternel et prit le Ilitch Iefimovitch maternel.
1970
Les parents de Sniejana accordent enfin la main de leur fille à Mendel. Il a 26 ans et elle 19, une grande différence d'âge gommée par l'amour. Mendel fut alors accepté à part entière en tant que citoyen russe, rassurant son entourage au KGB. Sa situation était stable et les parents de sa femme furent conquis par cet être profondément humaniste qui était prêt à tout pour Sniejana. Leur amour leur donnera six filles, toutes plus éblouissantes les unes que les autres. Oochkoo (1970), Dekabrina (1972), Ninel (1973), Erka (1976), Jagana (1977) et Nomin (1981).
1974
Leïevina eut un parcours chaotique. Né d'une famille aux revenus plus que modestes, son père mourut jeune et sa mère ne tarda pas à le suivre, emportée par un hiver rigoureux. Séparée de ses frères et sœurs, elle fut adoptée par un couple d'aristocrate à présent trop âgés pour avoir un enfant. Elle fut gâtée, un peu trop d'ailleurs. Rien ne devait lui résister. Avec l'âge son caractère devint dur et sans merci. Son père adoptif s'en félicitait. En voilà, un brin de femme ! Et pour lui, hors de question qu'elle ne fasse rien de sa vie : elle devait travailler ! Leïevina entra donc au KGB, dans la première direction générale du KGB de l'URSS dans la direction « S ». Elle devint un « illégaux ». Une espionne. Elle fut très vite reconnue au sein de cette entreprise et ce fut lors d'un congrès à Moscou qu'elle croisa Mendel. Grand, hallucinant ! Pour la première fois de sa vie sa carapace de glace fut ébréchée. Cet homme... Cet homme ! Elle le voulait. Et l'a eu. Ils devinrent amants.
1976
9 mai 1976, Kazan. La naissance de Grigori Ilitch Iefimovitch fut enregistrée à la mairie. Mendel s'en veut d'avoir trompé sa femme et Leïevina est enchantée d'avoir donné la vie. Un petit homme. Avec l'homme qu'elle aimait. Elle, peu lui importait ce que dirait les autres, contrairement à lui ! Sniejana... Qu'allait dire Sniejana ? Elle le savait sûrement déjà... Leïevina ne cachait pas avoir une relation avec Mendel, et s'en vantait même. Se vantait d'avoir eu un enfant de cet homme que toutes désiraient avoir... Avec ses yeux d'un bleu ardent, ses cheveux noirs et épais, sa carrure imposante, ses grandes mains chaudes et sa voix grave ! Avec un regard gourmand, elle reporta son regard sur le visage torturé de son amant. Et s'ils se mariaient ? A peine cette phrase prononcée que Mendel, hors de lui, se leva et quitta la chambre, claquant violemment la porte. Quel vipère, cette femme !
1979
Catastrophe ! Leïevina, le visage crispé de colère, entre dans le bureau de Mendel, un dossier à la main. Que le métier d'espionne est horrible ! Quand on s'attache à un pays, on doit le quitter... La voilà qui doit s'en aller pour la RFA ! Quitter la Russie, cela veut dire... Quitter Mendel. Quitter son fils ! Déchirée entre sa famille et son travail, elle n'a guère le choix. On fait pression sur elle. Mendel ne trouvera pas les mots pour la réconforter. Partir là-bas... Elle ne reviendrai pas de sitôt. En même temps, cela lui enlevait une belle épine du pied et mettrait fin à leur relation mais il l'aimait quand même. L'adorait, la choyait, même si elle avait sale caractère, ne pensait qu'à l'avaler, à le détruire et en faire son jouet, à elle seule. Elle était sa drogue. Ils n'eurent même pas le cran de se dire adieu. Leïevina profita juste d'un moment que Mendel n'était pas chez lui pour y déposer Grigori et demander à sa femme de s'en occuper. Sniejana, au courant des infidélités de son mari, n'eut qu'un bref mouvement de surprise. Et, sachant ce que c'était que de quitter tout ce qu'on aimait, accepta Grigori dans son foyer, ne pouvant faire autre chose. Leïevina partit, Mendel ne la revit pas.
1981
Rien ne va ! Tout s'en va, tout s'envole ! Mendel essuie péniblement les quelques larmes qui coulent sur ses joues, droit debout devant la tombe de sa femme, s'en voulant amèrement. Sniejana venait de mourir en donnant la vie à Nomin, sa dernière fille. Autour de lui se tiennent ses enfants, tous aussi désolés que leur père. Légèrement à l'écart, ne comprenant pas encore ce qu'est vraiment la mort, Grigori répète les mouvements de danse qu'on lui a apprit au conservatoire de Moscou. Première, deuxième, troisième... Hop, petit saut, en rythme, avec grâce...
1990
… Entrechat, pas de biche, hop, hop ! Il saute, s'envole, virevolte sur scène. Devant lui, les spectateurs sont médusés. Il est si jeune, et déjà premier danseur ! Le sourire aux lèvres, Grigori ne se sent vivre que sur les planches, acclamé par la foule. Mais cela a une fin. Est-il maudit ? Lors d'un échauffement, peut être trop intensif pour son jeune âge, sa cheville droite se brisa. On peut dire qu'il a hurlé. Et pleuré quand on lui a annoncé que pour lui, la danse, c'était fini. Si près de devenir une étoile ! Stjepan, son professeur de danse ne pouvait se résoudre non plus à perdre Grigori, un élève si talentueux... Il était certes dangereux de continuer à faire des pirouettes, piqué et penché. Mais tout deux prirent le risque de continuer. Les exercices étaient plus légers et Stjepan faisait tout pour éviter de gros efforts à grigori. Souvent, oochkoo venait les voir danser à deux. Les premier temps, c'était pour surveiller que son jeune frère n'en fasse pas trop. Par la suite, ce fut surtout pour regarder Stjepan. Élancé et vif, il lui plaisait. A peine quelques mois plus tard, ils se marièrent.
1991
Rien ne va plus en Yougoslavie. Stjepan, bosniaque d'origine, souhaite rejoindre sa famille là-bas, à Sarajevo. Grigori les accompagne, pour continuer la danse, Stjepan étant le seul acceptant de prendre le risque qu'il se refasse mal à la cheville et aussi pour découvrir du monde. Grigori se sentait étouffer dans la maison moscovite de son père, et quand il lui parlait de la Mongolie, l'adolescent n'avait qu'une envie : parcourir le monde pour découvrir des paysages magnifiques comme ceux de Mongolie que lui décrivait son père. Il débarqua donc sur la terre yougoslave avec Stjepan et Oochkoo, s'installant avec eux dans une petite maison de Sarajevo. On ne peut pas dire qu'il s'intégra très bien. Grigori, magnétique, qui intrigue, subtil et magnifique... Comment fallait-il l'appeler ? Sa vie était tant d'événements étranges... Amilah, Iefimovitch, et tant d'autres noms ! Qu'il était beau, dansant dans la rue, pieds nus, sous la pluie, sous le soleil, sous la neige et la grêle, le regard levé vers le ciel, haranguant les nuages ! Il semblait voler, comme un oiseau, ou plutôt comme l'ombre d'un oiseau. Habillé de noir des pieds à la tête, on le surnomma bien vite Hirondelle.
1992
La guerre éclate, Sarajevo est encerclé ! Stjepan est retrouvé à demi-mort dans une rue, atteint par un éclat d'obus. Il mettra des mois à s'en remettre, et ne s'en remettra peut-être jamais. Grigori, plein de rage et d'énergie, se saisit d'une arme pour se joindre aux soldats bosniaques défendant leur ville. Mendel l'avait souvent entraîné au tir, depuis son plus jeune âge et il était aisé pour lui de viser, de tirer, de tuer... Tuer. Jamais il ne ratait sa cible. On le félicitait pour ça, d'ailleurs. Pour tuer. Étrangement, cette pensée d'ôter la vie ne fit que peu frémir l'adolescent. Froid, toujours. Froid et chaud en même temps, toujours criant et s'énervant pour un rien. Oochkoo ne faisait qu'avoir peur pour lui mais pour accéder à un monde où elle pourrait vivre tranquillement, il fallait que cette guerre cesse... Et Grigori ne pouvait attendre que cela passe tout seul. Fini les pas de danse ! Crosse dans la main, gâchette entre les doigts, allongé sur le sol, dans la terre boueuse, l'œil vif, il attendait sa proie, et tirait...
1993
Le siège continue, l'hirondelle fait de plus en plus de morts, les obus pleuvent et la vie se meurt. Oochkoo est enceinte. Leur maison a été détruite. La vie à l'orphelinat est difficile. La misère est grande...